The beat behind the brands

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Mahraganat : bande-son d’une Egypte muselée

By @fri__yah

Source : SceneNoise - Mahraganat Unchained: But Who and What Are Egyptians Listening to?

L’Égypte reste la terre d’une des plus grandes civilisations de l’histoire. Pas la première, mais sans doute l’une des plus influentes : un berceau d’héritages qui ont nourri des cultures bien au-delà de ses frontières. Et si les influences extérieures n’ont jamais cessé de s’y croiser, une chose demeure : la musique, comme miroir fidèle du peuple, a toujours trouvé le moyen de s’exprimer.

Aujourd’hui, les mahraganat cristallisent le débat. Cette musique populaire, née dans la rue, fait danser des millions mais dérange les institutions. Censurée sous le prétexte de la protection des moeurs et cachée derrière une volonté d’un retour à un certain luxe et à la noblesse de l’âge d’or de l’histoire moderne, elle est pourtant le son brut de l’Égypte contemporaine. Une musique bricolée, provocante, incontrôlable — et profondément vivante.

La politique culturelle se pose une seule question : quelle image montrer de l’Égypte moderne ? Comment revivre l’héritage et le patrimoine en intégrant des standards internationaux ?  Mais elle oublie l’essentiel : les gens. Le peuple. Celui qui, depuis Sayed Darwish, raconte ses histoires à travers les chansons. Parfois sensuelles, parfois clichés, souvent radicales — toujours vraies.

Connu comme le père de la musique populaire, Darwish chantait l’Égypte du quotidien : les ouvriers, l’amour, le travail, les joies simples mais aussi le patriotisme d’un pays sous occupation. Avec ses mélodies ancrées dans les maqams orientaux, portées par le oud, le qanoun et les percussions, Darwish a su transformer le chant populaire en hymne national (littéralement). 

Son “Salma Ya Salama”, à la fois tendre et puissant, raconte le départ et le retour, l’exil et l’attachement à la terre natale. Des décennies plus tard, dans les années 70, Dalida s’en empare et le réinvente : la voix chaude et sensuelle, la rythmique disco, l’ouverture à plusieurs langues. Elle en fait un tube planétaire, une chanson hybride entre tradition et modernité, qui prouve qu’une mélodie née des ruelles d’Alexandrie peut séduire le monde entier.

Le sud de l’Égypte, berceau de la Nubie, est l’épicentre d’une civilisation millénaire et le foyer d’une identité toujours vivante. De cette terre est né Ahmed Mounib, voix populaire et héritier de cette mémoire collective. Là où Sayed Darwish avait déjà puisé des arrangements inspirés des sonorités nubiennes, Mounib a ouvert un nouveau chapitre. Il a intégré pleinement les rythmes de sa culture dans la pop égyptienne, devenant le visage d’un héritage à la fois local et national.

Avec “Ya Marakby”, il donne au voyage la force d’un symbole. Le bateau devient métaphore de l’exil, de l’espoir, de la nostalgie d’une rive quittée trop tôt. Dans la Nubie des îles et des berges du Nil, chaque déplacement commence sur l’eau — mais au cœur des années 1960, la construction du Haut-Barrage d’Assouan impose un autre type de voyage : le déracinement de villages entiers, le traumatisme d’une communauté déplacée. Cette douleur nourrit la voix de Mounib, douce mais lourde de sens, pleine d’images et de contestations voilées.

Ses chansons mêlent percussions syncopées, claquements de mains et nappes mélodiques aux accents orientaux avec une orchestration moderne — guitare, claviers, parfois cuivres. Jamais il ne trahit l’âme nubienne ; au contraire, il la propulse dans le paysage sonore de l’Égypte entière. Avec lui, le chant du peuple prend une autre forme : toujours profond, toujours radical, mais aussi universel.

Au début des années 2000, la pop égyptienne bascule. On laisse de côté le oud, les références politiques et la gravité des contestations pour entrer dans l’ère des foules et des pistes de danse. C’est le temps des refrains calibrés pour les stades et les clubs, des hits signés Hakim, Amr Diab, Sherine ou Asalah. Le public devient massif, l’esthétique plus clinquante.

Dans cette transition entre héritage et modernité, une figure s’impose : Gawaher. Artiste nubienne installée au Caire à la fin des années 90, elle ose mêler le folklore et la pop avec une audace qui annonce déjà les virages à venir. Son titre Haylouh en est la preuve éclatante : une voix lead soutenue par des chœurs chaleureux, des harmonies gonflant le refrain, une production à mi-chemin entre kitsch assumé et sophistication pop.

Dans Haylouh, on retrouve les traces de son héritage nubien — les inflexions mélodiques, les ornementations typiques — mais aussi cette volonté claire de séduire le grand public : nappes de synthés limpides, beats numériques polis, refrains accrocheurs. Gawaher garde l’âme du folklore, mais elle l’emballe dans un son moderne, urbain, calibré pour les radios, les clips et les dancefloors du Caire.

Elle devient ainsi une passerelle vivante entre chant enraciné et pop commerciale : la Nubie qui résonne dans les studios cairotes. Avec Gawaher, la voix féminine nubienne prend une place visible, festive, revendiquée dans le paysage musical national. Et surtout, elle balaie l’idée que la musique populaire nubienne serait “exotique” ou périphérique : elle entre de plein droit dans le courant dominant. 

Le point essentiel, c’est que le peuple veut désormais danser — et faire danser. Les chansons racontent des histoires plus légères, parfois sans profondeur, mais les refrains sont accrocheurs, les tonalités entraînantes, et tout le monde chante. C’est l’ère des hits, le moment où une nouvelle classe sociale prend la parole. Ce sont les débuts des mahraganat.

Nées dans les rues, elles deviennent la bande-son des mariages populaires. On les entend dans un tuktuk qui traverse The City of the Dead sous le Moqattam, au milieu des montagnes d’ordures de Garbage City, ou sur le trottoir d’une qahwa un mardi soir à une heure du matin, sous des guirlandes qui font office de lampadaires. Elles résonnent encore à l’aube, devant un chariot de foie de bœuf en sandwich avalé avant de rentrer chez soi. C’est ça, l’Égypte du peuple : bruyante, vivante, et lumineuse. 

Dans cette Égypte du peuple, deux noms surgissent comme des symboles : Oka & Ortega. Enfants d’Imbaba et des quartiers populaires du Caire, ils transforment les fêtes de rue en laboratoire sonore. Leurs morceaux, bricolés avec des logiciels piratés et des micros de fortune, explosent dans les mariages avant d’envahir les tuktuks, les taxis et YouTube. Avec des hymnes comme Haty Bousa Ya Bet ou Number 1, ils deviennent la voix d’une jeunesse urbaine qui veut danser, rire, se défouler — mais aussi affirmer son existence. 

Leur musique raconte une réalité urbaine parallèle à celle qu’on montre dans les vitrines officielles : l’autre visage de la ville. Dans les grands quartiers, il y a une frontière que personne ne dépasse que les habitants concernés. Chaque ruelle d’un mètre de largeur cache ses propres dynamiques et ses propres codes. C’est un autre monde, celui des voitures qui klaxonnent sans répit, des couteaux brandis comme accessoires de danse dans les fêtes, des hommes et des femmes qui occupent l’espace public à leur image. Les jeunes y fument, les enfants s’insultent à gorge déployée : une cacophonie qui façonne le quotidien d’une grande partie de la population.

Ce vacarme est un miroir de la jeunesse — un reflet cru, parfois dérangeant, mais authentique. Pourtant, dans les politiques publiques, ces quartiers disparaissent peu à peu, rasés pour laisser place à une Égypte plus accueillante pour le tourisme et l’investissement. Dans ce contexte, les mahraganat et leurs artistes sont rejetés par les institutions, accusés de vulgarité. Avec des groupes comme El Sawareekh et leur titre La2a, on touche du doigt les mentalités ancrées dans ces territoires : relations hommes-femmes marquées par le machisme, fascination pour le corps féminin, mais aussi affirmation d’un ordre social où l’homme doit prouver son contrôle.

En 2022, le syndicat des musiciens finit par bannir officiellement les mahraganat. Mais comment interdire à une génération entière de s’exprimer, quand les réseaux sociaux assurent la circulation virale de chaque morceau ? Entre un État qui contrôle férocement le spectacle vivant et une globalisation qui propage ces sons jusqu’aux clubs de Londres ou Dubaï, le genre devient incontrôlable.

Dans ce chaos, une figure s’impose : Mohamed Ramadan. Acteur, chanteur, star du peuple, il incarne ces hommes aux origines modestes qui accèdent au monde des célébrités tout en revendiquant leurs racines. Son featuring avec Maître Gims marque un tournant : on quitte les ruelles du Caire pour la skyline de Dubaï, symbole de luxe et d’opulence. Là, deux mondes se rencontrent : celui que le gouvernement veut invisibiliser, et celui d’une Égypte exportable, lisse, prête pour l’international. Cette fois, ça passe mieux.

Et puis, il y a Saint Levant, le lover-boy palestinien qui multiplie les concerts en Égypte et s’approprie l’esthétique locale. Ses clips reprennent les codes du kitsch cairote, mais gentrifiés dans une esthétique hip-hop mondialisée. Les histoires d’amour y sont racontées sur fond de sonorités chaotiques, avec des chorégraphies qui rejouent les danses aux couteaux, des survêtements transformés en costumes de scène, et des immeubles ternes sublimés par une colorimétrie digne de Wes Anderson. Le folklore des ruelles se mue en imagerie pop globale.

Au fond, le débat autour des mahraganat n’est pas qu’une affaire de musique. C’est une lutte entre deux visions de l’Égypte : celle, officielle, qui veut projeter une image noble, policée, tournée vers le luxe et le tourisme ; et celle, populaire, bruyante, colorée, contradictoire, qui se vit dans les mariages, les cafés de quartier et les ruelles improvisées.

Interdire ces voix, c’est refuser de voir la réalité d’une jeunesse qui cherche simplement à exister et à s’exprimer. De Sayed Darwish à Ahmed Mounib, de Gawaher à Oka & Ortega, la musique a toujours été le miroir de ce peuple, dans sa beauté comme dans ses excès. Aujourd’hui, les mahraganat ne sont pas une anomalie : ils sont la suite logique de cette longue histoire populaire.

Et si l’État les censure, le numérique les libère. Les guirlandes des ruelles se reflètent désormais dans les écrans des smartphones, les clips tournés à la va-vite circulent jusqu’aux clubs de Dubaï, et les refrains chantés dans les tuktuks résonnent sur les plateformes streaming. L’Égypte moderne ne se résume pas à son patrimoine figé ou à ses vitrines touristiques : elle vit, elle crie, elle danse — et sa bande-son, aujourd’hui, s’appelle mahraganat.