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Dennery Segment : carburant de la sono de Sainte-Lucie

By @bolitorride

Crédit : Road Fever: New Generation Carnival Riddims from St. Lucia and Dominica - RESIDENT ADVISOR

Quand le ciel est dégagé sur Sainte-Lucie, on peut voir le nord de la Martinique depuis le sommet du Gros-Piton, aiguille volcanique de 786 mètres de haut et symbole de l’île, représentée sur son drapeau. En voiture, il faut moins de deux heures pour rallier la pointe sud à l’extrême nord. Héritage du temps des colonies, la langue officielle est l’anglais, quelques habitants parlent français et la majorité de la population utilise le créole. Sur sa côte est se trouve le village de Dennery, place forte depuis le début des années 2010 d’un genre de musique électronique caribéenne ultra-local, le Dennery Segment.

Avant cela, Sainte-Lucie était rythmée par les mêmes sons qui cadencent les îles caribéennes : en particulier le bouyon, né dans les années 90 à la Dominique et adopté puis amplifié en Guadeloupe, le dancehall, qui se mue en shatta au cours des années 2010, et la soca. Cette dernière est multiple, protéiforme, et contamine les autres genres locaux : une constante, tantôt en rôle de premier plan, tantôt en place de supporter sur l’île de Sainte-Lucie. Évidemment, le rap américain — et en particulier sa trap apocalyptique — a aussi repeint l’imaginaire des jeunes Lucanois. Aussi populaires soient-ils, aucun de ces sons n’était un produit endémique de Sainte-Lucie, ce n’étaient que des cultures empruntées parmi d’autres. C’est cela le premier apport du Dennery Segment : la fabrication d’un beat lucanois unique.

Pourtant, le genre se construit sur les plans d’un autre courant de la musique électronique : le kuduro. Au téléphone, le DJ Rozaly, curateur de la compilation Road Fever sortie chez Soundway Recordings, nous explique que le Dennery Segment a été propulsé via le morceau “Macongo Graves” du Portugais DJ Marfox. Petit détour pour bien tout comprendre : Marfox est membre d’un collectif lisboète appelé Príncipe Discos, qui produit depuis le milieu des années 2000 une évolution du kuduro angolais appelée batida, imaginée par des jeunes de culture angolaise basés au Portugal. Une rythmique radicale, électronique, qui évolue pour se mêler avec des tubes de la culture populaire occidentale, ou plus tard pour composer un son quasi abstrait et hypnotique.

Comment le kuduro se retrouve-t-il à Sainte-Lucie ? À l’ère de l’internet globalisé, où les cadences font le tour de la planète en passant par les canaux de SoundCloud, YouTube, Bandcamp et des forums de discussion, on ne peut plus vraiment être surpris. Dans un article du magazine Caribbean Beat, on apprend que le kuduro était très populaire sur l’île entre 2005 et 2008 et qu’il servait déjà d’instrumental pour des chanteurs et rappeurs locaux. Lors de notre appel, Rozaly nous glisse une anecdote sur les premiers pas de la mutation du kuduro en Dennery Segment. “Tous les jeudis, dans le village de Dennery, le producteur Jahim Etienne organisait une soirée karaoké. Un jour, il s'est dit : ‘Tu sais quoi ? Je vais simplement passer le morceau de Marfox et je vais chanter dessus.’ Et tout à coup, il s'est mis à chanter : ‘Both twanche boda, make your left twanche bo da…’. Les jeunes présents se sont exclamés : ‘C'est quoi ce bordel ?’. Ils n'avaient jamais entendu quelque chose de tel. Une légende locale chantant de manière vulgaire, directe, sur ce morceau ultra rapide. Et c'est comme ça que le Dennery Segment a commencé.”

Jahim Etienne n’est pas n’importe qui. Aussi connu sous le nom de Dub Master J, il officie au Studio 911, une usine locale de la production, qui distille du dancehall, du shatta et donc du Dennery Segment. Là-bas, il produit le “That Shot Riddim”, qui devient le standard du genre, que d’autres artistes vont reproduire, imiter, sampler jusqu’à lancer un raz-de-marée. Le langage du Dennery Segment est cru. Toujours selon Rozaly, les paroles chantées à ce karaoké peuvent être résumées à des variantes de la phrase “Je te rentre ma bite”, qui fera assurément rougir les plus puritains d’entre vous. Cependant, pour les jeunes Lucanois, c’est une éruption, une libération, et de plus en plus de rappeurs et chanteurs locaux se mettent à poser sur cette rythmique-là, en conservant cette thématique PEGI 18.

Le phrasé coquin du Dennery Segment et sa rythmique athlétique se propagent sans forcer sur l’île, en passant d’abord par les réseaux alternatifs. Les radios et les médias installés se montrent au départ frileux à l’idée de faire l’écho de cette musique. Rozaly précise : “Les radios ne voulaient pas en diffuser les premières années. Elles demandaient donc des versions censurées, clean. Aujourd’hui, elles diffusent toutes les versions, car le Dennery Segment a conquis toute l'île. Aujourd’hui, on l'entend partout.” La censure n’a pas pu tenir face à la demande populaire, et le Dennery Segment est passé du statut de secret de Polichinelle à celui de fierté populaire. D’abord l’affaire de soirées tenues dans des bars ou dans des contextes privés, le genre se fraye un chemin dans les studios des artistes les plus populaires de l’île.

Ainsi, le chanteur Freezy l’utilise sur son titre “Split In The Middle” et Motto, distributeur de hits lucanois basé à New York, en est devenu le champion. Dans les lignes de Caribbean Beat, Motto attribue son succès à une stratégie simple : recruter des grosses têtes du monde de la soca (qui est une industrie gargantuesque dans les Caraïbes) et les inviter à poser sur du Dennery Segment. Son ancrage new-yorkais lui permet aussi de faire fructifier son travail de manière plus globale en le diffusant aux diasporas caribéennes lors de block parties. C’est ce qui lui a permis d’aligner les succès comme “Bend Dong”. Enfin, le Dennery Segment se doit de cohabiter avec le bouyon, pièce maîtresse de l’arsenal sonore carnavalesque caribéen, au contact duquel il va muter. Au départ, le Dennery Segment est si proche du kuduro qu’on le surnomme parfois “St Lucian Kuduro”, mais, devancé par le bouyon, il va devoir évoluer pour jouer à armes égales.

“Il y a un moment où le Dennery Segment a commencé à se rapprocher du bouyon. Au cours des trois dernières années, le Dennery Segment s'est accéléré. Il est devenu plus rapide. Donc maintenant, je pense qu'au cours des trois ou quatre dernières années, vous trouverez le Dennery Segment à 160 BPM.” Sa signature sonore est aussi très digitale et inspirée par les musiques populaires. Produit en grande partie sur FL Studio, le genre est maquillé de bleeps et d’effets de manche empruntés à la trap et à la drill. Le plus décevant, quand on étudie des genres en mouvement comme celui-ci, c’est qu’il est difficile d’établir des vérités absolues, de présenter des aspects comme définitifs ou même de trouver un point final satisfaisant. On peut cependant dire que le genre fait partie d’un écosystème — celui des musiques populaires caribéennes — en pleine ascension en ce moment, porté par le bouyon et le shatta, et qu’il n’est pas impossible qu’il finisse par prendre part à la fête.