Bassline : L'arme secrète de la pop britannique
By @bolitorride
Dans le nord de l’Angleterre, se trouve la 5ᵉ plus grande agglomération du pays, Sheffield, avec son demi-million d’habitants et ses usines de métal qui fournissent 99% de l’aviation mondiale. Cette ville historiquement ouvrière est aussi le point de départ d’un courant méconnu et pourtant bien solide de la musique club britannique, la bassline. Aujourd’hui utilisé par PinkPantheress sur “Tonight”, petit joyau de la mixtape Fancy That, ou par Jorja Smith dans le très entraînant “The Way I Love You”, le genre naît cependant à des années- lumières de la pop, sur un dancefloor local appelé Niche, installé dans un entrepôt abandonné puis dépoussiéré en 1992 par un sympathique tonton mi-businessman mi-loubard appelé Steve Baxendale.
Baxendale n’en est pas à son coup d’essai. Avant Niche, il opérait au Rebels, un club à la réputation volcanique - il paraît que quand il vous y accueillait, il vérifiait si vous aviez des armes sur vous. Si ce n'était pas le cas, il vous disait : « tu vas sûrement avoir besoin de ça », avant de vous tendre un couteau ou un poing américain. À Niche, l’ambiance est plus propice aux mélomanes. C’est un club très porté sur le speed garage, une version sous EPO de la house new-yorkaise, dont le classique “Ripgroove”, produit en 1997 par Double 99, n’a pas pris une ride. On y entend aussi des relectures des tubes du top 50, et des remix chargés en basses, comme ce “European Vacation Mix” d’Armand Van Helden.
C’est avec des expérimentations dans ce genre que les DJs résidents du club, en particulier l’un de ses saints patrons, Shaun Banger Scott, se rendent compte que les basses rendent complètement zinzin les danseurs. Leurs mouvements deviennent extatiques, leurs visages se métamorphosent, ils jettent des cannettes sur le DJ Booth… la basse les transcende. Banger Scott se met donc en tête de produire des titres généreux en bassline – le premier du genre est une copie d’un remix de “California Dreamin’” de The Mamas & the Papas qu’il avait entendu à la radio. Il le reprend trait pour trait, en gardant la structure en quatre temps avec un kick à tous les temps, en rajoutant juste une jolie ligne de basse. On est en 1997, et c’est le début de la bassline.
Au cours des années 2000, le genre se diffuse hors du nord de l’Angleterre, pour gagner le reste des Îles Britanniques. Il collabore même avec le grime sur “You Wot! (feat. MC Bonez)” de DJ Q, qui est l’un des plus grands ambassadeurs de ce courant. Pourtant, s’il fallait retenir un seul titre pour définir la bassline des années 2000, c’est plutôt vers T2 et son splendide “Heartbroken” incarné par les vocalises de Jodie Aysha que l’on préférerait. Tornade dans les clubs, aspirateur à danseurs, succès critique, “Heartbroken” est aussi une victoire dans les charts où il se hisse à la deuxième position, et y reste pendant trois semaines : suffisamment de temps pour marquer durablement l’ADN sonore du pays.
Après un sommet aussi net, on ne peut que redescendre. Si on continue d’entendre de la basslines sur les ondes de la BBC grâce à DJ Q et ses homologues Flava D et T2, et que Dizzee Riscal lui offre un nouveau tour de piste avec son “Bassline Junkie” sorti en 2012, qui est un peu en retard par rapport au premier âge d’or du genre, mais un peu en avance par rapport au second, qui arrive dans la seconde partie des années 2010, avec le Bad Boy Chiller Crew, une escouade d’emcees venus de Bradford. Comme Sheffield, Bradford est une ville fortement marquée par l’identité ouvrière — mais elle se traîne une réputation beaucoup plus négative, régulièrement qualifiée dans la presse de pire ville du Royaume-Uni à cause de sa pauvreté et de faits de violence.
Pour relâcher la pression, les jeunes ont pris l’habitude d’aller danser au Boilerhouse. Cette tradition remonte à 1998, année à partir de laquelle le club s’est mis à distribuer généreusement des hits de bassline. Dans les années 2010, ces premiers fêtards ont grandi, se sont mariés et ont rangé les crampons. Leurs samedis soir se passent maintenant à la maison. Et puis, ils ont eu des gosses, qui ont hérité de leur amour pour la bassline, et ont à leur tour pris le chemin du Boilerhouse. Le Bad Boy Chiller Crew (ou BBCC pour ceux qui veulent gagner du temps), c’est cette génération-là. Leur recette est simple : prendre une prod’ de bassline qui laisse pas mal d’espace pour la voix, et rapper dessus, en racontant sans tricher la vie normale de Bradford. Côté mise en scène, ils jouent aussi la transparence. Leurs clips les montrent la plupart du temps en train de rider dans les environs de la ville, ou d’organiser une soirée dans une maison du coin, sacrifiée aux dieux de la fête.
Leur succès (leurs vues se comptent en dizaines de millions) ne change rien à tout ça. Sur leur dernier morceau “Niki Lauda”, on les voit rouler en petite voiture blanche, rocker des hauts Fred Perry et Lacoste, voler des cannettes à l’épicerie et parler de vacances en Easy Jet. Les Bad Boys du Chiller Crew sont assurément des superstars locales, mais sont snobés à Londres, qui, comme une partie du Royaume-Uni, a du mal à dépasser son mépris de classe pour s’ambiancer sur la bassline de la classe ouvrière. Cela ne veut pas dire que le genre n’intéresse plus les cools nés dans des milieux plus fortunés — au contraire. Depuis le début des années 2020, la bassline (au même titre que le UK Garage et la drum’n’bass) connaît un spectaculaire retour de hype, autant dans les clubs que dans la pop avec Pink Pantheress, Piri & Tommy et d’autres petits malins qui ont senti le coup.
Le grand vainqueur de cette nouvelle génération est sans doute Interplanetary Criminal, dont les mixes additionnent les lectures par paquets de mille et contiennent un savant mélange entre des classiques de la scène, et des morceaux produits de nos jours, en s’inspirant parfois très scolairement de ce qui se faisait il y a 30 ans. En 2023, il signe avec Eliza Rose le titre dont l’Angleterre ne peut pas se lasser “B.O.T.A”, qui contient un lot d’éléments chopés dans le tiroir de la bassline : en particulier le son du Korg M1 (rendu culte par le “Show Me Love” de Robin S). “B.O.T.A” (Baddest of Them All) est le single numéro 1 en Angleterre à sa sortie, et squatte le top un bon moment, mais ce n’est pas tout : il se positionne aussi très haut en Irlande, en Nouvelle-Zélande et en Australie – c’est une affaire mondiale.
Ce n’est donc pas si étonnant que ça d’entendre des fragments de bassline dans le Tonight de PinkPantheress (même si sa recette est bien plus diluée que chez T2 et Jodie Aysha), ou chez Jorja Smith, qui a toute la puissance vocale nécessaire pour aller concurrencer les déflagrations de basse. De plus, Jorja Smith rend hommage aux origines du genre, le Niche Club, en twistant son logo pour en faire un “Nice Club”, terrain de jeu de son clip “The Way I Love You”. Si l’on se base sur la tendance actuelle de la pop à aller s’inspirer sur les dancefloors pour trouver des manières fraîches de nous faire danser (comme l’on fait récemment Charli XCX, FKA Twigs, Zara Larsson, Addison Rae ou Amaarae), on se dit que la bassline n’a sans doute pas dit son dernier mot, ni fait bouger son dernier bassin.