CYBER-DIVAS : FUTURS ET TRADITIONS EN FUSION
by @chatoublanc
Elles sont les voix de l’hybridation musicale et culturelle d’aujourd’hui. Les cyber-divas nous montrent à quoi ressemble un son sans carcan. De « l’ancien futur » indien à « l’afrofuturisme » : de nouveaux futurs se bâtissent en poussant les réverbérations.
Yulolla, Is It Love or a Pyramide Scheme
Elles croisent musiques ancestrales, rythmes de club et expérimentations électroniques pour éveiller une humanité en proie à un présent apocalyptique. Elles se font appeler Yullola, Mhysa, Kidä ou encore La Favi et s’inventent des alter-égo pour réécrire les récits dominants de nos sociétés. Issues de banlieues multiculturelles et de familles récemment immigrées, elles créent des univers cyber futuristes avec les instruments et musicalités des cultures dans lesquels elles ont grandi.
“J'appelle aussi mon style ancien futur”, explique Jasper Lotti à Métal Magazine. Cette chanteuse, productrice, vidéaste, danseuse et autrice, développe via son personnage de Yullola une mythologie dans laquelle elle est la Sombre prêtresse. Dans sa vidéo “Is It Love or a Pyramid Scheme”, elle se mue en figures spirituelles féminines obscures : en Yanagi-baba, l'esprit folklorique japonais de l'arbre ; Rokurokubi, le démon japonais au long cou ; Nut, la déesse du ciel égyptienne ou encore Kali, la déesse hindoue du temps et de la mort. “Je veux écrire la bande-son d'une société en éveil, consciente des faiblesses de l'humanité, mais qui sait aussi trouver la lumière dans l'obscurité ”, détaille la grande fan d’animé.
Ancien futur
Jasper Lotti grandit dans un quartier à la population ouvrière et immigrée en banlieue de New York. Ses parents tiennent une salle de prière traditionnelle indienne et une bibliothèque abritant des textes sacrés, mais elle étudie à l'école catholique. Enfant, elle apprend la musique et danse hindoustanie classique et chante dans la chorale gospel locale. Fascinée par les expérimentations du label de cloud trap Goth Money, ses premières productions sont des beats de rap sur Ableton.
YULOLLA, Take U There
“En tant que jeune fille brune d'immigré, j'avais du mal à me situer. Tout était soit « indien », soit « américain », rien entre les deux”, explique celle qui réunit ces identités dans les trois albums de Yullola (du sanskrite, « vagues déferlantes et tumultueuses) : Monastery of Love en 2023, Zen Maiden en 2024 et Strange Serenity sorti au début du mois de mai 2025.
Elle y utilise les systèmes de gammes complexes appris dans la musique hindoustanie classique et les inflexions vocales du gospel. Et les mêle à des nappes sonores éthériques, des beats vrombissants et une bonne dose de réverbération. “Quand je produis, j'aime utiliser des rythmes pop ou dance, mais j'y glisse des samples plus étranges comme des respirations lourdes, des données de sonification des étoiles et des chœurs féminins.”
Son but ? Expliciter “l'écosystème virtuel actuel des relations humaines en cherchant des réponses dans des sources anciennes, comme la spiritualité et la mythologie”.
YULOLLA, Prayer Hips
CYBER RÉSISTANCE
Depuis les années 50, des artistes afro-américain·es comme le jazzman Sun Ra, mêlent avec psychédélisme, codes de la science-fiction, références mythologiques et technologiques, rythmes ancestraux joués aux instruments acoustiques et expérimentations électroniques, pour imaginer un meilleur futur pour les personnes noires.
C’est pour offrir un safe-place virtuel aux femmes noires, une bulle sonore et visuelle “loin de l’apocalypse” que l’américain·e E. Jane a créé son alter égo : MHYSA, un personnage de “popstar-diva noire au service de la cyber-résistance”. Son nom, les passionné·es de Game of Throne l’ont déjà reconnu·es, lui vient d’un épisode culte de la série, le finale de la saison 3, lorsque la blonde Daenerys, acclamée par les esclaves libéré·es, est surnommée « mhysa », mère en Valyrien. Quant à son univers, il se place quelque part entre le club d’électro expérimental, le chœur d’église et une salle de bain humide où ses mélodies se réverbèrent et se heurtent à des bris de verres et cliquetis métalliques.
Sun Ra, It’s After The End Of The World
« Viens célébrer avec moi que chaque jour / Quelque chose a essayé de me tuer / Et a échoué », le second album de MHYSA commence par ce poème de Lucille Clifton de 1993, « won't you celebrate with me ». Ces trois projets, fantaisii paru en 2017, et Nevaeh en 2020 et Release control en 2023, rendent hommage à l’héritage des icônes féminines noires en mêlant délicatement ossature de rythmes R&B, ambiant, musique de club déconstruite, chant gospel et rap.
E. Jane apprend à chanter enfant avec son grand-père, musicien de blues et gospel, près de Washington. À 23 ans, alors qu’iel traine dans des bars de jazz et poésie de New York, iel découvre la musique électronique. Iel s’en retourne ensuite dans le Maryland produire pour la rappeuse de Baltimore “club queen” TT The Artist.
Mhysa naît au sein du duo SCRAAATCH qu’elle forme avec chukwumaa, alias du beatmaker Nigérian Lawd Knows. Ensemble iels créent des DJ sets et performances multimédias pour explorer les mutations sociales des espaces urbains et les traumatismes générationnels de la diaspora noire.
TheLotRadio with SCRAAATCH
Centrés sur la création d’une utopie pour les femmes et les personnes queer noires, les albums solo de Mhysa, co-produit encore avec Lawd Knows, suivent cette même logique d’œuvre d'art multimédia totale. La musique électronique expérimentale, les vidéos, performances et installations lui permettent de construire un monde où les besoins, les désirs et les frustrations des femmes noires occupent une place centrale.
Mettre des épices sur l'apocalypse
KIDÄ est aussi un personnage inventé comme une extension du travail de la compositrice et sound designer Ava Leoncavallo. Cette New-Yorkaise italo-égyptienne conçoit des paysages sonores pour la mode et le cinéma en tant que A Portal To Jump Through. Elle y explore des sons organiques et artificiels, les bourdonnements de drones et les distorsions qu’elle combine avec des instruments à cordes pincées.
Passionnée par la construction narrative et les instruments d’orchestres de vieux films dramatiques italiens, elle crée, sous l’identité de Kidä, des morceaux de trip-hop psychédéliques aux accents R&B et aux atmosphères chargées de tensions. Son premier EP, Savage Ballet, est pensé comme une “bande-son d’un film de science-fiction, d’un thriller romantique se déroulant au Moyen-Orient”. Elle utilise des instrumentations égyptiennes et d’orchestre occidental comme des guitares électriques pour prôner la romance comme un acte radical de protestation face à un avenir dystopique et apocalyptique. “Il y a quelque chose de grotesque et pourtant nécessaire à se laisser consumer par l'amour alors que le monde brûle”.
Kidä, Sand Invades Everything
“Les poissons meurent dans l’eau du fleuve, je ne fais confiance en personne” chante en revanche La Favi sur Peces, co-produit avec le chilien-suédois Dinamarca. Les 7 titres de leur collaboration se veulent comme un reflet des angoisses existentielles des “générations Z et milléniales dont les réalités fondamentales sont remises en question par la dégradation constante de leurs conditions de vie” explique la chanteuse et productrice qui a voulu donner à l’EP un goût “d'épice d’apocalypse”.
La Favi & Dinamarca, Peces
Née Natalia Garcia à San Francisco dans une famille originaire d’Espagne, La Favi mêle lyrisme mélancolique et écriture passionnée, rythmes reggaeton et flamenco classique et sonorités dark wave. Elle fait la rencontre en ligne avec le producteur Dinamarca : « J'ai piraté et chanté quelques morceaux de ses premières mixtapes sans sa permission et il m'a invité à venir en Suède pour enregistrer et travailler avec lui.” Dans ses sons oniriques et dansant, il mêle “le meilleur de la trance : ses mélodies et le meilleur de la musique latine : les rythmes.” Pendant que La Favi adolescente chantait à la réputée San Francisco Girls Chorus et sur les productions de ses amis rappeurs, Dinamarca apprenait à mixer au centre jeunesse de banlieue de Stockholm avec les vinyles de transe favoris de l’animateur. « Le quartier où j'ai grandi est presque entièrement composé d'immigré·es”, explique le producteur dont la famille a fui le Chili et la dictature du général Pinochet. “Mais quand je jouais en ville, les gens me remarquaient, me demandaient d’où je venais, me parlaient en anglais.”
“Bien que nos mondes soient très différents, nous pouvons communiquer et nous rapprocher à de nombreux niveaux fondamentaux, car nous sommes tous deux immigré·es”, explique la chanteuse. Sur un des titres de leur collaboration, Sana Sana, elle reprend comme refrain une comptine-incantation que les membres de la communauté hispanique chantent aux enfants lorsqu’iels se sont blessé·es. Dès l’instant où Dinamarca entend sa proposition, il est conquis : “Toustes les Latino-Américains vont reconnaître la chanson.”
La Favi & Dinamarca - Sana Sana
En les écoutant toutes et tous, un espoir grandit : le futur sera-t-il enfin un lieu de fusions et de réconciliation entre les cultures ? Ces prêtresses modernes sonnent le glas électronique de la spoliation de certains peuples envers d’autres.