The beat behind the brands

MEDIA

DES MARGES À LA LUMIÈRE : 40 ANS DE MUSIQUE MAGHRÉBINE

by Chaima Kartobi

En septembre 1998, la scène de Bercy devient le théâtre d’un moment fondateur : Khaled, Rachid Taha et Faudel réunissent 18 000 personnes pour un concert historique, capté dans l’album 1,2,3 Soleils. Plus d’un million d’exemplaires vendus, des titres devenus cultes (Ya Rayah, Abdel Kader, Aïcha), et surtout une reconnaissance massive de la musique maghrébine en France. Ce succès populaire dépasse le simple triomphe artistique : il symbolise l’ancrage durable d’une culture longtemps reléguée aux marges.

Avant-propos

Depuis les années 2000, des chansons comme Sobri, Un Gaou à Oran, Tonton du Bled ou Alaoui ont accompagné l’enfance et l’adolescence de millions de Français. Écrites, composées et interprétées par des artistes issus de l’immigration, elles témoignent de la manière dont la musique maghrébine — raï, chaâbi, gnawa — s’est inscrite dans le paysage sonore national. Ces genres ne sont plus perçus comme « exotiques » ou « communautaires » : ils sont devenus partie intégrante des esthétiques musicales françaises.

C’est que la musique, comme l’immigration, est une affaire de transmission et de réinvention. La diaspora maghrébine a nourri, enrichi, et parfois transformé ces sons d’origine pour les mêler au rock, à la pop, au rap ou à l’électro. Cette hybridation constante fait des musiques maghrébines un espace d’expression identitaire autant qu’un terrain fertile pour la création. Une histoire de contradictions, d’associations, mais surtout de fierté et de reconnaissance.

Pour comprendre comment ces musiques se sont imposées, il est important de revenir sur le contexte de leur arrivée sur le territoire français. L’essor de ces musiques en France s’inscrit dans un contexte historique bien précis, celui de la vague d’immigration nord-africaine ayant eu lieu dès les années 50. A l’époque, des centaines de milliers d’algériens, de tunisiens et de marocains sont appelés afin de reconstruire un pays meurtri par la guerre. Logés dans des foyers de travailleurs ou dans des zones aux marges de la ville, ces immigrés amènent avec eux leur langue, leur culture mais aussi leur musique. 

Aux Origines

Dans les années 60 et 70, le raï mais aussi le chaabi prennent d’assaut les cafés, fête de famille et résonnent là où la communauté maghrébine se trouve. Ces sons restent tout de même cantonnés à un cadre privé ou exclusivement fréquenté par ces immigrés. A ce moment-là, c’est une France nostalgique de l’Algérie française et de l’âge d’or de l’empire colonial français dans lesquels ces immigrés tentent d’évoluer et de trouver leur place. Profondément stigmatisés et violemment réprimés, l’expression culturelle de cette communauté n’est alors pas valorisée. Au contraire, l’immigration maghrébine est alors perçue comme un corps étranger, source de tensions sociales, économiques et identitaires. 

Les années 80 marquent un tournant. Les jeunes issus de la première vague d’immigration grandissent en France, une nouvelle génération commencent peu à peu à affirmer son identité - entre héritage et confrontations culturelle - ces jeunes vont se nourrir de ce qui les composent à l’intérieur, une identité multiple peinant à trouver sa voix ainsi que sa place dans une société qui les rejette ouvertement (chômage, discriminations, montée du front national..). Cette jeunesse cherche alors des moyens d’expressions qui traduisent ces expériences et ses blessures, mais aussi ses aspirations. La musique s’impose alors comme une caisse de résonance, un territoire d’affirmation culturel et identitaire. C’est dans ce contexte que le rai s’impose peu à peu comme la bande-son de cette communauté. Né dans les faubourgs d’Oran dans les années 70, le raï moderne, porté par des artistes comme Cheba Fadela, Cheikha Rimitti, Cheb Khaled ou encore Cheb Hasni, est déjà un phénomène en Algérie. Il ne tarde pas à traverser la méditerranée pour s’installer durablement en France, où vit une diaspora maghrébine avide de sons qui leurs ressemblent. 

Cheikha Rimitti, souvent considérée comme la mère du raï, pose dès les années 1950 les bases d’un style musical transgressif et populaire, chantant sans tabou l’amour, le désir, la misère ou l’exil. Sa voix rugueuse et ses textes crus en font une figure essentielle, autant respectée que controversée. C’est dans son sillage que s’inscrit Cheba Fadela, qui, avec son tube « N’sel Fik » (1983), en duo avec Cheb Sahraoui, ouvre une nouvelle ère : celle du raï synthétique, plus urbain, plus dansant, qui s’éloigne des formes traditionnelles. Ce morceau connaît un succès fulgurant en France, tant il s’imprègne dans la volonté de modernité en vogue à cette époque.

Cheb Hasni, quant à lui, incarne le « raï sentimental », en chantant l’amour, la douleur, l’exil, souvent avec une sensibilité bouleversante. Son immense popularité dépasse largement l’Algérie : dans les années 80 et 90, ses cassettes circulent massivement dans les foyers immigrés en France, notamment dans les villes comme Marseille, Lyon, Roubaix ou Paris. Son assassinat en 1994, en Algérie, choque profondément la communauté maghrébine en France, où il était considéré comme un porte-voix de la jeunesse déchirée entre deux cultures.

En parallèle, des artistes comme Rachid Taha, avec le groupe Carte de Séjour, prennent une autre voie : celle de la fusion punk-rock et raï, avec des textes très engagés. Leur reprise provocante de « Douce France » (1986) détourne la chanson de Charles Trenet pour en faire un hymne ironique à la marginalisation des enfants de l’immigration. Ce geste artistique fait scandale mais marque durablement les esprits : c’est l’un des premiers exemples d’une réappropriation consciente et politique de la culture française.

C’est aussi dans les années 80 que les radios libres et les marchés de cassettes (notamment à Barbès, Belleville ou dans les quartiers nord de Marseille) deviennent des lieux essentiels de diffusion. Bien avant l’industrie musicale traditionnelle, ces réseaux parallèles permettent au raï de se faire une place dans le paysage sonore hexagonal.

Ainsi, loin d’être un simple phénomène musical, le raï des années 1980 devient un marqueur social et politique. Il raconte la vie des immigrés, le mal du pays, les injustices, mais aussi l’amour, les fêtes, et la fierté d’exister autrement. En cela, il annonce les mutations culturelles profondes qui traverseront la société française dans les décennies suivantes.

90’s - 2000’s : L’Apogée

Les années 1990 marquent l’âge d’or du raï en France, une période où cette musique passe des quartiers populaires aux scènes grand public. Des artistes comme Cheb Khaled explosent véritablement à l’échelle internationale avec des titres comme « Didi » (1992), devenu un tube planétaire. Le raï s’invite alors sur les ondes, dans les clubs, à la télévision, touchant un public bien au-delà des diasporas maghrébines. Cheb Mami, avec des morceaux comme « Parisien du Nord » (en duo avec K-Mel du groupe Alliance Ethnik), incarne cette fusion réussie entre tradition raï et influences urbaines françaises. Dans le même temps, le souvenir de Cheb Hasni, assassiné en 1994, continue de résonner chez les jeunes en quête de figures familières et sincères. Cette décennie est aussi marquée par une reconnaissance symbolique : le concert 1,2,3 Soleils en 1998 consacre Khaled, Rachid Taha et Faudel comme figures majeures de la scène musicale française. Le raï, longtemps marginalisé, devient alors un élément à part entière du patrimoine musical français, tout en continuant à porter la voix de ceux que la République peine encore à entendre.

À l’orée des années 2000, alors que le raï a conquis une reconnaissance nationale, une nouvelle génération d’artistes issus de l’immigration maghrébine prend le relais. Les héritiers de Khaled, Hasni ou Taha ne se contentent plus de chanter l’exil ou la nostalgie : ils racontent leur quotidien en France, dans les cités, entre racines culturelles et influences venues d’autres horizons. 

La décennie 2000 voit ainsi émerger une scène musicale hybride, où les sons maghrébins se mêlent au rap, au R&B, à la pop, mais aussi à l’électro. Des titres comme « Tonton du Bled » de 113, « Un Gaou à Oran » de 113 et Magic System, ou encore « Sobri » de Leslie et Amine rencontrent un immense succès populaire. Ces morceaux fusionnent des instruments traditionnels, des rythmes chaâbi ou raï ainsi que des paroles en arabe dialectal, tout en utilisant les codes de la chanson urbaine française. Le résultat: une bande-son qui a rythmé (et continue de rythmer) la vie de toute une génération issue de cette immigration tant elle représente ses identités plurielles et ses aspirations diverses. 

Cette période marque l’émergence d’artistes qui assument pleinement leur double culture. Ils chantent l’amour, les traditions dans lesquels ils ne se reconnaissent pas forcément, l’identité, la difficulté de trouver sa place et tant d’autres sujets résonnant dans un cadre socio-politique où les franco-maghrébins ne bénéficient pas de traitements de faveurs. Dans une langue parfois mêlée de français, d’arabe et de verlan, la musique devient un espace dans lequel ces artistes osent prendre place. 

Dans cette dynamique, le parcours de DJ Mehdi est emblématique. Fils d’immigrés tunisiens, il débute dans le hip-hop engagé aux côtés du groupe Ideal J (avec Kery James) et de la Mafia K’1 Fry, avant de bifurquer vers la scène électro, un territoire jusqu’alors peu ouvert à la diversité. En rejoignant le label Ed Banger Records, figure de proue de l'électro du début du siècle, il devient l’un des rares artistes issu de l’immigration maghrébine à façonner une scène majoritairement blanche. À une époque où les lignes musicales comme sociales restent cloisonnées, sa présence au sein de ce collectif (Justice, Busy P, SebastiAn…) constitue un acte fort: celui d’un musicien qui brouille les frontières esthétiques et identitaires. 

l’émergence d’une scène hybride

Les années 2010 prolongent cette dynamique en la réinventant sans cesse. L’une des expressions les plus visibles de cette fusion est la série de compilations Raï’n’B Fever, initiée dès le milieu des années 2000 mais qui trouve toute sa résonance dans la décennie suivante. Portée par des figures comme DJ Kore, Amine, Zaho, Lartiste, mais aussi Leslie, Kayliah, ou Kenza Farah, cette série devient le symbole d’un nouveau langage musical, mêlant refrains raï, productions R&B, flow rap et sonorités pop. Les artistes féminines y jouent un rôle clé, non seulement en tant qu’interprètes mais aussi comme co-créatrices d’un son hybride, moderne, qui reflète une double culture vécue au féminin. Zaho, avec sa voix rocailleuse et ses textes introspectifs, impose une esthétique unique, où la douleur de l’exil côtoie les questions de genre, d’amour et d’émancipation. Des titres comme « C’est chelou » ou « La roue tourne » deviennent emblématiques d’une génération en quête de reconnaissance. De leur côté, Leslie et Kayliah participent à faire du Raï’n’B un espace accessible aux femmes, souvent sous-représentées dans ces genres dominés par des voix masculines. Des morceaux comme « Sobri » ou « Princesse » posent les bases d’un discours identitaire plus nuancé, qui conjugue héritage culturel et affirmation personnelle.

Raï’n’B Fever n’est pas seulement une mode : c’est une bande-son générationnelle, celle d’enfants d’immigrés qui grandissent avec Skyrock, les cassettes de leurs parents et MTV, et qui refusent d’être enfermés dans une seule identité musicale. Le raï y devient un ingrédient parmi d’autres, intégré dans des productions résolument modernes, destinées à un public large.

Un héritage pluriel

2020 voit l’avènement de cette logique d’hybridation avec une nouvelle vague d’artistes qui réinventent totalement les codes. Des chanteurs comme Danyl (révélé par des morceaux comme ‘Sidi Sidi’ ou Tif, venu d’Algérie, perpetuent cette envie de brouiller les frontières entre rap mélodique, néo-raï, autotune et électro-pop. Ces artistes élaborent leur recette avec les ingrédients laissés par leurs aînées. Ils empruntent aussi bien au raï sentimental des années 90, aux paroles crues et à la nostalgie de celui des années 70 qu’au groove funky des années 2010. Leur morceaux reprennent aussi les thématiques habituelles (amour, identité, distance) mais avec une esthétique résolument contemporaines à base de clips léchés, univers visuels puissants et production digitale maîtrisée.

Dans cette mouvance, le collectif Naar joue un rôle essentiel. Ce projet transméditerranéen, rassemblant des artistes français tels que Koba la D, Laylow, Dosseh, du Maroc avec Madd et Shobee ou encore de Belgique et du Liban,  incarne une volonté nouvelle : celle de créer une culture musicale diasporique, affranchie des frontières coloniales, et pleinement ancrée dans l’ère de la mondialisation L'album Safar (2019) témoigne de cette ambition : mêler darija, français, drill, trap, reggaeton ou électro, pour raconter une autre histoire de la jeunesse maghrébine — transnationale, multilingue, ultra-connectée.

Aujourd’hui, ces artistes ne demandent plus la reconnaissance : ils l’imposent, avec leurs propres codes, en marge des canons traditionnels. La musique maghrébine en France n’est plus seulement une histoire d’intégration culturelle : elle est devenue un moteur de création, une source d’innovation permanente, et l’un des terrains les plus fertiles de l’expression artistique contemporaine.

Conclusion

Depuis plus de quarante ans, les musiques maghrébines ont tracé en France un chemin singulier, à la croisée de l’histoire migratoire, des luttes sociales et de la création artistique. D’abord marginalisées,  et confinées, elles ont su imposer leur place dans le paysage sonore national, grâce à leur capacité unique de réinvention et de fusion. Ainsi, des cassettes de Cheb Hasni aux plateformes de streaming de Danyl, la musique maghrébine en France raconte bien plus qu’une évolution musicale : elle raconte l'histoire d’une France plurielle, en mouvement, riche de ses frictions comme de ses rencontres.