R&B FRANÇAIS : CHRONIQUE D'UN ÉTERNEL MAL-AIMÉ
by @itsjaythehost
« C’est qui ces fous qui sont du R&B ? »
Cette phrase, lancée avec ironie par Sonny Rave dans son morceau MAYA JAMA, en dit long. Elle sonne comme une provocation à ceux qui continuent de voir le R&B comme une étrangeté en France. En quelques mots, cette figure montante du R&B Francophone, affirme son appartenance à un genre encore mal compris, trop souvent réduit à un cliché ou une curiosité. Car oui, faire du R&B ici a longtemps été perçu comme décalé, marginal. Même si cela change, une question se soulève : pourquoi le R&B français n’a-t-il jamais eu la reconnaissance accordée à d’autres musiques venues d’outre-Atlantique ?
Sonny Rave, figure montante du R&B Francophone
Credits @jocelyn_hamel
Une culture établie aux États-Unis, une reconnaissance fragile en France
Le R&B américain est plus qu’un genre : c’est une culture complète. Son esthétique, ses figures iconiques, ses institutions sont devenues des piliers de la pop culture mondiale. Des artistes comme Aaliyah, Mary J. Blige, Brandy, Usher ou Beyoncé ont évolué dans un système structuré : labels spécialisés, radios, médias, cérémonies, émissions, scènes dédiées.
En France, l’histoire est différente. Dans les années 2000, une scène vivante connait un certain succès : Wallen, Matt Houston, Singuila, Leslie, Kayliah, Corneille, Vibe ou les Poetic Lover… occupent l’espace médiatique accordé au genre.
Mais ce foisonnement n’a jamais été reconnu comme un véritable courant culturel. Le R&B est resté perçu comme une tendance passagère, sans réelle structure, avec peu d’analyse critique et d’archives solides.
Vibe, “Laisse Moi”. Une perle du R&B des années 2000.
Un regard biaisé, des artistes sous pression
K-Reen, une pionnière du R&B Français.
Credits @_avren
Ce déclassement s’explique aussi par des facteurs sociaux. Une partie importante des artistes R&B français•es de cette époque sont des femmes afrodescendantes issues de quartiers populaires. Elles ont dû naviguer entre des attentes paradoxales : incarner une forme de désirabilité sans être perçues comme sexualisées, exprimer leur sensibilité sans qu’on y projette de la “fragilité”, revendiquer une identité qualifiée d’ “urbaine*” sans risquer d’être stigmatisées.
L’industrie, frileuse, a souvent préféré édulcorer cette musique ou la réorienter vers la variété. Des artistes comme K-Reen ou Hasheem (membre de N’Groove), pourtant essentiels dans la construction du genre, n’ont pas bénéficié à cette époque d’une reconnaissance à la hauteur de leur contribution.
Résultat : peu de carrières durables, peu de développement artistique sur le long terme, et une forme de neutralisation culturelle.
Un traitement inégal par rapport aux autres musiques importées
Alors que le rap a pu construire son propre écosystème, et que l’électro s’est exportée avec fierté, le R&B a souvent été dilué, invisibilisé ou caricaturé. Bien souvent, il a servi de toile de fond à des morceaux classés dans la variété. Présent dans les harmonies, les toplines, les productions vocales… Il a existé sans identité reconnue, comme un genre caché derrière d’autres étiquettes plus “vendeuses”.
La version original du classique “Parce qu’on vient de loin” de Corneille
Un exemple révélateur est celui de Corneille et de son morceau “Parce qu’on vient de loin”. La version originale de cette chanson, présente dans son album éponyme sortie en 2002, est ancrée dans une esthétique R&B avec arrangements fournis et une production soignée. Cependant, c’est la version acoustique, guitare-voix, qui a été largement diffusée et promue, notamment à travers les médias et les performances en direct. Cette version épurée, plus proche de la variété française, a contribué à son immense succès auprès du grand public, éclipsant ainsi les racines R&B de la composition originale. Les 2 versions restent intéressantes. Mais c’est un exemple qui illustre comment le R&B même lorsqu’il est au cœur de la création artistique peut être réorienté vers des formats plus consensuels pour répondre aux attentes du marché.
Cette dynamique s’est également manifestée par la tendance à cantonner les artistes R&B aux refrains de morceaux rap, souvent sans mise en avant explicite. Voix de fond, visages absents, crédités omis… Le R&B a souvent été sollicité pour sublimer une ambiance ou adoucir un morceau, sans pour autant bénéficier, d’un vrai statut d’auteur•rice ou d’interprète à part entière. Ses codes - groove, harmonies vocales, intimité - ont parfois été jugés trop “américanisés”, pas assez “français”. Il a manqué au R&B un espace pour s’exprimer pleinement, sans compromis.
Une mémoire en pointillés
“Jalousie” d’X-Clusives, titre extrait de la compilation “Indigo” (1999)
Et pourtant, cette musique a marqué toute une génération. Mais cette histoire est rarement documentée.
Dès les années 90, quelques compilations ont pourtant tenté de poser les pierres d’une première mémoire collective. En 1994, Sensitive - New Jack Swing Vol.1 regroupe pour la première fois des artistes R&B francophones dans un projet entièrement dédié au genre.
En 1999, Indigo, portée par le collectif Secteur Ä renforce cette dynamique en créant des ponts entre rap et R&B.
Ces initiatives ont permis à une scène dispersée d’exister sur un même disque, mais elles sont restées isolées. Peu diffusées, rarement rééditées, elles n’ont pas suffit à installer le R&B dans le paysage culturel.
De nos jours, des acteurices œuvrent à restaurer cette histoire.
Sensibles, Une histoire du R&B français, Rhoda Tchokokam.
AudimatEditions
Dans Sensibles, premier livre consacré au R&B français, l’autrice et critique Rhoda Tchokokam met en lumière la richesse d’un genre longtemps mal compris, façonné par des allers-retours entre l’Amérique du Nord, l’Europe, les Antilles et l’Afrique. Une ressource précieuse et nécessaire.
D'autres, comme le média Throwback Music, entretiennent cette flamme en revalorisant les classiques oubliés.
Ces travaux et initiatives permettent de reconstituer l’histoire du R&B en France, tout en valorisant son héritage et en ouvrant la voie aux nouvelles générations qui ravivent l’intérêt pour ce genre.
Une scène actuelle plus libre, plus hybride
Aujourd’hui, une nouvelle génération d’artistes revisite les codes du R&B en France.
Tayc en est l’exemple le plus emblématique : en hybridant le R&B avec les musiques afros, il a su créer un son populaire, fédérateur, profondément ancré dans les réalités actuelles. Cette démarche n’est pas née de nulle part. Dès les années 90, Jean-Michel Rotin fusionne déjà le R&B, le zouk et la créolité, posant les bases d’une hybridation afro-caribéenne que de nombreux artistes embrassent aujourd’hui. À l’image de Lisandro Cuxi et Celyane.
“Titulaire” une collaboration de Celyane et Lisandro Cuxi.
Titulaire
Dadju, dans un registre plus pop, a lui aussi permis de réintroduire cette sensibilité R&B à haut niveau, au cœur des radios, des plateformes et des grandes scènes.
Autour d’eux, une scène plurielle s’affirme : za kweli, Bénédicte, Cloé Mailly, Iris Aeria, Enchantée Julia, IPNDEGO, Ruthee, Nilusi, ÉNAÉ, Keziah, Blynk, ou encore Oscar Emch, chacun•e dans leur style, incarnent un pan du R&B, souvent autoproduit, qui grandit d’abord en dehors des circuits traditionnels.
Et comment ne pas citer Monsieur Nov ? Longtemps en marge, il connaît enfin une reconnaissance tardive mais éclatante : tournée hors de la capitale, Zénith puis Accor Arena, deux Victoires aux Flammes (en 2024 pour Dernier Je T’aime, en 2025 pour RESTE-LÀ avec Tiakola).
Monsieur Nov aux Flammes, édition 2025
Credits : @misterfifou
Des défis encore à relever
Mais tout le spectre du R&B ne bénéficie pas encore de cette visibilité. La neo-soul, le R&B alternatif ou traditionnel restent en retrait. Ces esthétiques demandent encore du temps, de la médiation, de la pédagogie. Le public n’a pas toujours les clés pour les comprendre, pas parce qu’il ne serait pas capable, mais parce qu’il n’a pas été éduqué à ces sonorités.
Un autre défi majeur : se détacher de la scène rap. Aujourd’hui, beaucoup de productions dites "mélo" empruntent au R&B sans en incarner vraiment l’essence. Cela crée une confusion : certaines propositions mélo font partie du R&B, d’autres non. Pour valoriser pleinement ce genre, il faut retrouver ses fondations : le chant, le groove, l’émotion, la voix, et clarifier ce qu’il est, pour mieux apprécier les fusions qui en découlent.
Conclusion : remettre le R&B au centre
Le R&B français n’a pas échoué. Il a été écarté, ignoré, mal compris. Aujourd’hui, il revient plus libre, plus affirmé dans ses teintes. Ce n’est pas une imitation du modèle américain. C’est une affirmation culturelle qu’il est temps de reconnaître, de documenter, et surtout… d’écouter pleinement.
N.B. : * Le terme “urbain” est ici utilisé dans le sens où l’industrie l’emploie : un mot-valise souvent appliqué aux artistes racisés issues des quartiers populaires, qui masque les dimensions sociales et géographiques réelles.