L'ITINÉRAIRE DE L'UNDERGROUND RAÏ LOVE
by @chatoublanc
Si vous habitez sur la ligne 2, ou si vous traînez vers Belleville, vous l’avez sans doute croisé clavier et boite à rythme en travers du torse, corps bien ancré dans le sol malgré les secousses du métro, souvent vers la porte arrière du wagon. Depuis plus de vingt ans, Mohamed Lamouri et sa voix, qui arrache des larmes, sont des figures de la ligne bleu aérienne de Paris. Aujourd’hui, ce musicien d’origine algérienne a sorti deux albums et chanté dans des studios de radios reconnus comme sur la scène de festivals. Pourtant, il ne cesse de faire résonner dans le métro ses compositions et ses reprises de Raï love ou de musique américaine en arabe. Toujours sans l'autorisation des autorités, mais avec la bienveillance des agents RATP. Parcours d’un musicien parisien.
Mohamed Lamouri UNDERGROUND RAÏ LOVE - Khellitini najri maurak
Mohamed Lamouri naît, presque aveugle, en 1982 à Tlemcen, en Algérie. Fan de l’émission Bled Music, qui diffuse des clips de Raï, il apprend à jouer de la derbouka à 5 ans et du clavier à 11 ans, en autodidacte. Une grande partie des musiques sur lesquelles il s'entraîne sont produites non loin de chez lui, dans la même ville, par le producteur Rachid Baba Ahmed. Ce musicien au style mi-Fidel Castro, mi-hippy, assassiné en 1997, marque profondément Lamouri. Au même titre que sa seconde idole-martyr du raï, dont Lamouri connaît presque tout le répertoire : Cheb Hasni, abattu en 1994 par le Groupe islamique armé. Alors que l’Algérie a basculé dans la guerre civile depuis 1988 et la révolte matée dans le sang de la jeunesse algérienne, le “roi du Raï sentimental”, chante la tendresse, l’amour et le chagrin.
Cheb hasni × Ga3 nssa(Védeo Clip..)...
Musique canaille
Dès ses balbutiements dans l’ouest algérien, le raï sent la subversion. Il tire ses sources des fêtes agricoles et des chants des travailleuses qui mêlent éléments de mystique soufie et célébration du désir sexuel, accompagnés de flûtes et percussions. Durant la colonisation française et suite à un exode rural important, la ville de l’ouest d’Oran devient la deuxième ville du pays. Au début du XXème siècle, dans ses cabarets où l’on sert de l’alcool, des chanteuses appelées cheikhate (pluriel de cheikha) inventent le Raï en racontant les affres de l’amour, les aléas de la misère sociale et la brutalité du colonialisme français.
Au lendemain de l’indépendance de 1962, le Raï s’érige en étendard de la liberté pour la jeunesse oranaise. Ses musiciens adoptent la trompette, le saxophone et la guitare électrique et donnent à cette musique des accents de pop, blues ou de balades électroniques. Le Raï est officiellement reconnu par l’Etat en 1985 grâce à une nouvelle génération de musiciens, les “chebs” (jeunes), qui fait exploser la popularité du genre à coups de batteries électroniques, synthétiseurs, basses et paroles sur la fête, l’alcool et le sexe. Canaille et libertaire, le Raï sera ensuite, durant la décennie noire, une cible de choix pour les islamistes radicaux. Aujourd’hui encore, le genre est vu d'un mauvais œil par l'État Algérien. En avril dernier, le chanteur Cheb Hindi est arrêté à Oran pour avoir diffusé une chanson “à contenu à caractère régionaliste”.
Au tournant des années 2000, alors que Mohamed Lamouri, âgé de 17 ans, commence à jouer dans des mariages, les chanteurs de raï ont encore un statut de “parias”, ne jouant que dans des cercles fermés ou des lieux underground. “Ado, j'avais la sensation d'être en danger juste parce que j'aimais la musique”, confie Mohamed Lamouri à l’AFP. Alors, quand il se rend à La Rochelle avec son école de musique pour jouer comme percussionniste pour une chorale arabo-andalouse dans un festival, il choisit de rester en France. Il a alors 20 ans et décide de vivre chez sa tante et son oncle en banlieue parisienne. En croisant des musiciens et musiciennes roumaines ainsi que d’autres artistes vendant leurs disques dans le métro, Mohamed Lamouri décide d’y jouer.
Musique souterraine
Hotel California, Eagles, by Hasni
Pas un mot en direction de l’auditoire des usager·es du métro, mais un chant, mystique et profond, entonné sans interruption, et sans quasiment un regard à qui que ce soit. Sur cette vidéo de 2013, Mohammed Lamouri chante un de ses “hits” Hotel Cali, une reprise de Hotel California des Eaggles entre les stations Porte de la Chapelle. Alors qu’il joue depuis 2003 dans le métro, son histoire commence à s'accélérer. L’année précédente, il a accepté de tourner dans le documentaire Dis moi Mohamed que lui consacre le réalisateur Ayoub Layoussifi. Celle d’encore avant, il a joué un musicien dans le métro dans Rives, de Armel Hostiou. Le film a été présenté au festival de Cannes. Méfiant “des producteurs qui font du business”, le musicien ne donne jamais suite aux producteurs l’approchent. En 2014, il accepte enfin de discuter avec un label. Celui-ci s’appelle… La Souterraine.
Mohamed Lamouri - Billie Jean
C’est sous la terre, dans les transports, que l’un de ses cofondateurs, Benjamin Caschera, l’a enregistré avec son téléphone pour la première fois en 2006. Il est alors stagiaire chez un distributeur de musique et, fasciné par la voix, le dispositif minimaliste et le Casio aux allures de jouet de Mohammed Lamouri, il fantasme d’un jour, le produire. Mohamed Lamouri sera un “fil rouge, une idée fixe” lorsqu’il monte son label indépendant spécialisé dans la chanson française “underground”. Co-fondé avec Laurent Bajon, l’association La Souterraine se donne comme mission de faire entendre la chanson française, jamais éditée ou peu diffusée.
Sa structure montée, Benjamin Caschera entre en contact via une connaissance avec Lamouri. Les deux hommes se donnent ensuite régulièrement rendez-vous au Zorba, petit bar de Belleville, vers minuit, après sa tournée dans le métro. Le musicien est dur à convaincre : il confie devoir “réfléchir longtemps” et “connaître bien les gens” pour accorder sa confiance. En mars 2014, la bassiste du groupe de rock jazz Aquaserge, aux 7 albums aujourd’hui, également produit par la Souterraine, l’enregistre aux Buttes-Chaumont pour le label.
En 2016, Mohammed Lamouri co-crée une vidéo avec la scénariste Anaïs-Tohé Commaret, alors étudiante aux Beaux-Arts de Paris. Les deux artistes écrivent ensemble les paroles poétiques et taquines de DONNE MOI TON 06, consacré aux hommes qui tentent de draguer à la station Barbès. Clique sacre le son “chanson de l’année”. Mouloud Achour interview le musicien dans la rue puis le filme dans le métro. L’année suivante, il joue en live sur radio Nova.
Mohamed Lamouri ft Anais Commaret - DONNE MOI TON 06
Raï parisien
Entre temps, grâce au label La Souterraine, le groupe Motla s’est formé autour de Mohammed Lamouri. Benjamin Fain-Robert, alias Baron Rétif, à la production, Benjamin Glibert (du groupe Aquaserge) à la basse, l’ami de Lamouri, Moncef Besseghir aux percussions, Mocke et Raphaël Guattari aux guitares et Charlie O au claviers répètent ensemble depuis 2016 pour orchestrer ses mélopées en solo. En juin 2018, Mohammed Lamouri abandonne son vieux Casio aux touches rafistolées au scotch et s’achète un nouveau synthé, plus large, aux puces de Pantin. À la rentrée scolaire, ils réalisent leur premier enregistrement. Intitulée CASIO DEMO SOLO, la mixtape est mise en ligne en libre accès (de zéro euro à l’infini).
L’année suivante, le label La Souterraine/Almost Music sort son premier album : Underground Raï Love. La couverture médiatique est impressionnante : des médias généralistes à la presse locale, les journalistes s'enthousiasment de l’histoire du musicien passé de l’ombre des souterrains aux feux des projecteurs. Son titre “Tgoul Maaraft”, se retrouve en playlist sur Nova et Mohammed Lamouri obtient une régularisation de sa situation administrative.
Sur ce premier disque, son chant sobre et puissant s’entremêle aux percussions orientales, batterie, orgue, guitares et saz (sorte de luth). On y entend des reprises de Cheb Hasni (six !) et des compositions de Lamouri. En 2023, le groupe retourne en studio pour enregistrer Méhari. Poussé par Mohammed Lamouri et sa passion pour Alpha Blondie et Bob Marley, le groupe rajoute des couches de rythmes Funk et Reggae à ses chansons Raï.
Un Raï que Mohamed Lamouri définit comme “parisien”. En effet, c’est dans le Paris New Wave des années 80, que des groupes, comme Raïna Raï, découvrent la boîte à rythme TR-808 et les instrumentations disco, et que des claviéristes adaptent les sons traditionnellement joués à la flûte aux synthétiseurs. Aujourd’hui, si vous avez un peu de chance, vous pouvez toujours croiser sa boîte à rythmes, les arpèges qu’il joue au clavier et sa voix bouleversante dans les rames de la ligne 2.
Dis-moi Mohamed... (VO. St. En)