The beat behind the brands

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BAILE FUNK : LE SON DES FAVELAS

by Thémis Belkhadra

Né dans les favelas de Rio à l’aurore des années 80, le funk carioca des bailes brésiliens s’est imposé en quelques années comme l’un des sons incontournables sur les dancefloors du monde entier. Expression artistique d’une jeunesse marginalisée, héritière des douleurs de l’histoire coloniale esclavagiste, sujette aux discriminations et à l’exclusion sociale, le baile funk porte en lui les marques de la résilience, de la spontanéité et de cette culture vivante qui anime les quartiers populaires des grandes villes du Brésil.

À l’image du hip-hop aux États-Unis et en Europe, l’émergence du baile funk a rapidement suscité la même levée de boucliers de la part des élites brésiliennes. Dès les années 90, alors que des artistes comme DJ Batata sont les premiers à incarner le funk dans le mainstream, les autorités commencent à voir d’un mauvais œil la popularisation du son des quebradas. Arbitrairement assimilés aux activités criminelles des quartiers, les bailes et les artistes qui s’y produisent font l’objet d’une répression féroce et d’un acharnement médiatique comparable à celui qui visait le rap à la même époque. Pointé du doigt pour ses paroles érotiques et sa supposée glorification du trafic de drogues, le funk dérange surtout pour ses prises de position politiques, qui inspirent la jeunesse des favelas à s’émanciper et à se soulever contre l’establishment des classes dominantes.

MC Daleste - Quem É (Menina de Vermelho) 

En 2016, Le Monde s’intéressait déjà à cette répression culturelle dans un reportage intitulé « Rio ne veut pas du funk des favelas ». Alors que le Brésil se préparait à accueillir les Jeux olympiques, le journaliste dénonçait alors une politique d’assainissement social qui frappait les favelas et leurs cultures en prévision de l’événement. Plus récemment, la journaliste Gabriela Vallim signait dans les pages de Mixmag un papier édifiant sur l’histoire politique du baile funk, sa censure systématique et les menaces qui planent toujours sur lui aujourd’hui, entre criminalisation et appropriation culturelle. 

Car en dépit de sa popularisation mondiale, qui participe pourtant au rayonnement du pays, le funk carioca continue d’être stigmatisé, menacé et censuré par les politiques culturelles locales. En janvier dernier, une proposition de loi surnommée « loi anti-Oruam » a soulevé des inquiétudes au sujet d’une censure sélective et discriminatoire à l’encontre des sphères musicales afro-brésiliennes, en prévoyant de criminaliser les paroles du funk et de la trap, tandis que le sertanejo – un genre musical joué par les Blancs au Brésil continue d’être financé par les institutions malgré son sous-texte violent, machiste et sexiste revendiqué. 

LA PAROLE DES FAVELAS

C’est au début des années 70 que les premiers bailes ouvrent leurs portes dans les favelas de Rio, sous l’impulsion d’artistes comme Dom Filo et Big Boy. Inspirés par la prolifération de bars festifs aux États-Unis, où résonnent soul et funk pour faire danser la communauté afro-américaine, les bailes deviennent des lieux de rassemblement pour la jeunesse afro-brésilienne qui peuple les quartiers populaires. Dans ces zones urbaines délaissées par les pouvoirs publics, on oublie la misère en augmentant le volume des enceintes.

Né de l’effervescence de ces lieux dansants, le mouvement Black Rio éveille alors la conscience politique des jeunes au sujet du colonialisme, de l’esclavagisme et des discriminations raciales encore à l’œuvre au Brésil. Des groupes comme Banda Black Rio ou Tim Maia posent les bases du funk brésilien, incarnant dans leurs paroles les aspirations identitaires et politiques des favelas.

DJ Marlboro – Rap da Felicidade

Au fil des années 80, le genre évolue en s’inspirant du hip-hop, de l’électro et du Miami Bass. Considéré comme le véritable pionnier du genre, DJ Marlboro impose le funk carioca tel qu’on le connaît aujourd’hui en publiant l’album Funk Brasil en 1989. Rythme binaire, basses lourdes et distordues, percussions syncopées : le Tamborzão devient la formule magique qui permet au funk carioca de se distancer de son ancêtre américain en adaptant son énergie à la puissance des soundsystems des bailes. 

Côté lyrics, le funk carioca fait office de mégaphone pour les communautés afro-brésiliennes marginalisées. Entre célébration hédoniste et dénonciation des inégalités sociales, le funk porte la parole des favelas, fait danser les jeunes et effraie les élites culturelles du pays. Parmi les figures les plus provocatrices, Mr. Catra se distingue avec un langage cru qui évoque la violence policière, les relations amoureuses tumultueuses et la débrouille quotidienne. Une œuvre qui inspire la création d’une école distincte : le funk proibidão (funk interdit).

PERCÉE MONDIALE

Au fil des années 2000, le funk s’impose peu à peu comme une pièce maîtresse de l’écosystème musical brésilien. Fédérateur, il franchit les frontières des favelas pour conquérir les cœurs du pays, squattant le haut des classements et inspirant une nouvelle génération d’artistes qui s’emparent de son esthétique pour briller à l’international.

Pedro Sampaio, Anitta, MC GW - BOTA UM FUNK

Dans les années 2010, Pabllo Vittar participe à cette démocratisation en incarnant le funk carioca au sommet du mainstream. Revendiquant sa fluidité de genre et son identité queer, Pabllo diversifie les thématiques du funk en y intégrant les luttes et existences LGBT+. Plus tard, Anitta contribue à son tour à cette popularisation mondiale, en accédant au rang de superstar avec sa fusion de pop, de reggaeton et de funk brésilien qui l’impose dans un milieu jusqu’alors très masculin.

À la conquête des playlists et des clubs du monde entier, le funk carioca s’infiltre partout : sur les services de streaming, dans les campagnes des marques et surtout sur TikTok. Les déambulations de MC Menor JP à travers les favelas, et ses reprises successives du standard Menina de Vermelho (Quem É), introduit par MC Daleste et DJ Batata en 2014, participent à cette hype virale. Les remixes s’enchaînent, et les stars internationales se frottent elles aussi aux rythmes saccadés du Tamborzão : The Weeknd avec Sao Paulo, Sevdaliza et son tube planétaire Alibi...

Mais cette popularisation, si elle permet au funk de briller à l’étranger, alimente aussi des débats brûlants au Brésil. Alors que les sons des bailes font danser la planète, les communautés qui les ont fait naître, dans les favelas des grandes villes, restent maintenues dans la précarité, victimes de politiques discriminantes et toujours sous la coupe d’une élite suprémaciste qui avait porté Jair Bolsonaro au pouvoir en 2019.

UN SON DE RÉSISTANCE MONDIAL

Symbole de la résistance des quartiers populaires, le baile funk s’écoute aujourd’hui sur toute la planète, dans les lieux où ceux que l’élite méprise viennent s’encanailler. Dans les clubs et les raves underground de Londres, Berlin, Paris ou Lisbonne, des DJs et producteurs ont commencé à s’approprier le baile funk non pas comme un folklore, mais comme une matière brute, radicale et politique. Des labels comme Príncipe au Portugal ont largement contribué à cette circulation, en intégrant des rythmiques funk dans des formules hybrides mêlant kuduro, techno et bass music. Côté US et UK, des figures comme Maga Bo, DJ Marfox, Branko ou Badsista ont porté cette énergie dans des clubs et festivals avant-gardistes, où le baile funk a été reconnu comme l’un des sons les plus déstabilisants des musiques électroniques globalisées.

Pekodjinn (40:40)

On pense au label TraTraTrax,, aux expérimentations de Bamao Yendé, ou encore au funk cario-maghrébin de Pekodjinn… Partout, les attaques puissantes du funk résonnent et inspirent un son club convivial, libérateur, qui réveille, exprime la révolte et nous rappelle combien il est bon de faire la fête ensemble. Ce qui séduit, c’est cette signature rythmique ultra-dense, construite autour des samples de caisses claires saccadées (les fameuses batidas), des basses saturées, et de voix pitchées, hurlées ou syncopées. Une esthétique abrasive et sans concession qui casse les codes technoïdes traditionnels et insuffle une énergie de révolte immédiate sur le dancefloor.

Au-delà de son groove ravageur, le baile funk reste profondément lié à son contexte social et politique d’origine, et c’est aussi ce qui en fait un symbole de résistance dans les circuits électroniques alternatifs : il rappelle que le dancefloor est un espace de lutte, de débrouille et de réappropriation pour les marges. Aujourd’hui, le baile funk est devenu un langage global du dancefloor militant, à la croisée des luttes sociales, queer, et postcoloniales, sans jamais renier son ADN brut et explosif.