GEEK MUSIC : COMPOSER AVEC SA CONSOLE
by @chatoublanc
Trop ludiques pour être pris au sérieux, trop puissants pour être ignorés, les sons des jeux vidéo ont traversé les pixels pour devenir matière musicale. Du calypso électronique de Mario aux war dubs de Londres, une mémoire sonore s’écrit entre salons et dancefloors. De Tokyo à Détroit, des bornes d’arcade aux radios pirates, comment la musique électronique a-t-elle piraté les consoles pour en faire des outils de création ?
Raver sur des bruits de sauts de jeux vidéo ? Grâce à King Doudou et “Mario Funk”, paru sur sa Sin limites MixXxtape en juin 2024, ça m’arrive souvent (dans mon salon). Et je ne dois pas être la seule personne, car des musiques nommées “Montagem Mario Funk” utilisant le bruit des sauts de Mario et ses copaines, il y en a des tonnes. Et pas uniquement chez producteur·ices de funk ou phonk brésilienne. Depuis les débuts de la musique électronique, des artistes se sont approprié le matériel sonore conçu pour les jeux vidéo pour composer.
L'œuvre la plus connue de toutes celles créées par les illustrateur·ices sonores de jeux vidéo est sans doute le thème principal de Super Mario Bros, officiellement nommé Ground Theme, entendu pour la première fois en 1985. Depuis 2023, c’est d’ailleurs le premier morceau musical de jeu vidéo à avoir fait son entrée à la bibliothèque du Congrès des États-Unis, l’institution qui archive les créations qui ont eu une résonance culturelle dans le pays. Koji Kondo le compose pour qu’il s’accorde aux foulées et aux sauts de Mario. Pour la créer, il s’inspire de la chanson Sister Marian du groupe de jazz fusion japonais T-Square. La version adaptée aux progrès technologiques du thème est aujourd’hui décrite comme un calypso, un rythme antillais, joué aux cymbales de métal.
Mais en 1985, ce son est bien trop précis pour pouvoir sortir d’une console qui dispose de 8-bits (c’est-à-dire 1 octet) de mémoire, comme la Nintendo Entertainment System (NES). Avec si peu de stockage, de RAM (la mémoire à court terme), et de puces sonores très basiques, les premières consoles ne peuvent produire que des sons simples utilisant peu de canaux sonores et de formes d’ondes.
Précurseurs
Dès le premier jeu vidéo à bande sonore continue, ces sons produits par les consoles 8-bits vont être récupérés par des musiciens. En 1978, Space Invader et sa boucle de quatre notes descendantes, accélérant à mesure que les aliens envahissent l'écran paraissent sur les bornes d’arcades japonaises.
Le groupe Japonais Yellow Magic Orchestra, pionnier de la synthpop, incorpore les sons du jeu dans son morceau "Computer Game". Le morceau se retrouve classé 17e place du top 20 Britannique de l’année et sera joué par le DJ pionnier et investigateur de la techno, Electrifying Mojo. Depuis Détroit, il diffuse entre 1977 et la moitié des années 80 une émission, Midnight Funk Association, qui popularise aussi d’autres pionniers de la musique électronique comme Prince ou Krafwerk. En 1983, le DJ New-Yorkais précurseur du hip-hop Afrika Bambaataa sample un autre morceau du groupe, Firecracker, dans son Death Mix.
Alors que la scène électronique naissante se passionne d’explorations technologiques, l'utilisation d'éléments sonores de jeux vidéo va donner naissance à un sous-genre musical à part entière. Liés à une communauté de hackeurs de jeux vidéos, les morceaux sont créés en manipulant les ondes sonores en jouant directement avec des puces audio (chip) intégrées dans les appareils électroniques tels que les Commodore 64, Nintendo Entertainment System (NES), Game Boy, et autres ordinateurs et consoles l’époque.
Arcanes et électro
Au début des années 2010, le groupe Canadien Crystal Castles, dont le nom vient d’un jeu d’arcade éponyme sorti en 1983 dans lequel un ours collecte des gemmes situées à travers des châteaux-forts, utilise ainsi les puces des consoles Atari pour produire sa musique à la croisée du punk, de la pop et de l’électro. Reconnaissable à ses atmosphères à la fois nostalgiques et futuristes, Crystal Castles accompagne les sons chiptune de rythmes intenses, de synthétiseurs abrasifs et de voix ultra-transformées.
En France, dix ans auparavant, le groupe TTC, mélangeait chiptune et hip-hop. Dans Game Over '99, paru dans leur premier Maxi en 1999, le groupe sample des bribes de la B.O. de Mario Bros. La voix cartoonesque de Teki Latex rappant des textes produit en écriture automatique, une pratique du mouvement surréaliste, et l'utilisation de samples de jeux vidéo posent la signature du groupe.
Précurseur du rap-électro, leur premier album "Bâtards Sensibles" est nommé parmi les trois albums de rap, hip-hop et R’n’B de l’année 2005 lors de la cérémonie des Victoires de la musique, aux côtés de Rohff et Passi. En 2006, TTC collabore avec le Londonien Skepta sur le morceau Mature Macho Machine. Car de l’autre côté de la Manche, est né un genre musical de rap électronique qui lui aussi adore sampler des jeux vidéos.
Rap Fighter
La Grime est une musique produite par des adolescents pour qui gamer fait partie du quotidien. C’est d’ailleurs sur un logiciel de la PlayStation, Music 2000, que Dizzee Rascal compose ses premiers morceaux à 13 ans. À 16, il mixe dans des radios pirates, s’auto-produit et dispute bientôt le titre de producteur du premier son de Grime de l’histoire. Ce genre musical au son électronique agressif, haché et syncopé (comme un battement de cœur manqué) est nommé ainsi par les journalistes pour ses sous-basses crasseuses (de grimy qui veut aussi dire sinistre, macabre, menaçant). Il se développe sur les ondes des radios pirates lors d'émissions de “war dub” (combat sonore).
Ces affrontements lyriques de MC lors d’émissions étant assimilés aux combats 1 contre 1 de Street Fighter, les productions utilisent fréquemment des sample issus du deuxième opus du jeu vidéo. D’autres jeux, et même des sonneries de téléphone, sont aussi utilisés pour illustrer la présence de ces technologies dans la vie de la génération qui écoute ces sons.
Après un déclin rapide peu après sa naissance, en partie dû à la répression publique britannique envers les lieux de fête des populations noires, la grime connaît un retour durant les années 2010. En France, Youv Dee, rappeur qui mélange synthwave, trap, et rock alternatif, sort Opening en 2018. Le premier titre de son premier album. Il y rappe sur la musique des combats de Pokémon Rouge et Bleu, créé pour une console en 4-bits, la première Game Boy, remixée par le beatmaker Skuna.
Aujourd’hui, l’heure est à la nostalgie du rétro-gaming. Teddy Kitano, dj résident chez Rinse Radio use et ré-use de ces sons de jeux vidéo à la texture ancienne dans ses tracks et sets qui mélangent rap, bass, breaks, bouyon, jersey, jungle et gabber. Pour célébrer et mettre en valeur les sonorités rave du rétro gaming, il a même créé un soirée : Awoo La Rave. La prochaine ? Le 24 avril au Sape bar à Paris 10.