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La culture du leak dans le rap

La globalisation de la musique rap s’est faite main dans la main avec celle des outils qu’ont permis Internet, et en premier lieu d’un des plus merveilleux d’entre eux : le piratage.
— Shkyd, journaliste et spécialiste du leak

La fuite d’œuvres musicales sur internet a commencé il y a tout juste 30 ans : on peut remonter au premier "leak" de l’Histoire avec l’album "Songs of Faith and Devotion" de Depeche Mode qui se transmettait déjà en 1993 avant sa sortie officielle dans des salons de discussions et autres forums d’initiés. Depuis, la tendance est allée en s’empirant : Metallica a vu l’un de ses morceaux encore non sortis (issu de la BO du futur film Mission Impossible II) diffusé en radio, alors que la discographie du groupe était disponible en intégralité sur la plateforme de peer-to-peer Napster. Mais s’il y a bien un genre dans lequel la culture du leak est aussi fortement ancrée, c’est le rap.

Ici, on entend d’abord "piratage" au sens "hacking", qui permet à des esprits malintentionnés de récupérer ces morceaux encore en phase de production. En s'infiltrant dans les boîtes mail des personnels du studio ou de l'entourage de l'artiste, on trouve bien souvent des morceaux non finalisés et autres chutes de studio. Les techniques sont parfois plus directes et certains n’hésitent pas à soudoyer l’entourage plus ou moins proche de l’artiste qui accepte de livrer ces morceaux aux plus offrants. propkers22, leaker célèbre pour avoir fait fuiter de nombreux morceaux de Playboi Carti ou XXXTentacion, l’a confirmé dans les lignes de Vice en 2020 : "Je connais quelques personnes dans l’entourage de l’artiste, alors je leur ai offert quelques centaines de dollars pour acheter des morceaux qu’ils ont en leur possession, parce que ces artistes envoient leur musique à leurs potes comme si de rien était. C’est une méthode fréquente."

Mais pourquoi le leak est-il si prégnant dans le rap ? On parlera ici encore de piratage, mais plus au sens de téléchargement illégal, qui a permis "au début des années 2000 à toute une génération de se construire d’immenses mp3graphies" nous rappelle Shkyd. Mais au-delà des morceaux existants, certains utilisateurs ont voulu compléter leur collection avec des morceaux inédits, en les poussant à rechercher "toute source audio accessible : chute de studio, demo en construction de mauvaise qualité...". Avec à la clé, un accomplissement personnel, et pour d'autres une recherche constante de notoriété "Il y a une forme de satisfaction particulière d’aller chercher et trouver ce fichier son que le reste du public n’a pas, et flirter avec quelque chose d’illégal, de subversif et de contre-culturel qui existe fort dans la racine de cette musique.

Aujourd'hui, la communauté s'est grandement organisée autour de ces leaks et participe maintenant activement à leur circulation.

"L’héritage des diggers et du téléchargement illégal, issus de communautés se fédérant en ligne sur les blogs, les forums et les sites spécialisés, se matérialise aujourd’hui dans les communautés de réseaux sociaux (Discord, Twitter, TikTok etc). Les fans peuvent mettre à disposition les leaks, voire les éditorialiser dans des sortes de playlists augmentées comme on peut trouver sur YouTube." C'est notamment sur Discord que sont organisés des group buys, où de véritables crowdfunding sont mis en place pour acheter des morceaux à des prix qui dépassent parfois l’entendement. Certains sons de Juice WRLD ont été vendus pour pas moins de 20 000 dollars sur l’un de ces salons.

Certains leaks, arborant de faux noms, se retrouvent carrément sur des plateformes comme Spotify ou Apple Music. Mais la technique la plus inventive qu’on a pu voir jusqu’à maintenant consistait à cacher ces morceaux au sein d'épisodes de podcast, un format moins surveillé à l’époque sur ces plateformes. La méthode avait déjà été exploitée pour poster des remix non officiels et autres bootlegs sur Spotify ou encore Apple Music. Enfin, c’est aussi sur TikTok que certains comptes sont dédiés à la mise en ligne de leaks, comme le compte @rap_leak qui a récemment dévoilé les dernières sorties de Hamza ou encore Ziak.

Mais ces leaks en sont-ils pour autant dommageables pour les artistes ? Shkyd se veut mesuré : "Un album qui leakait une semaine avant sa sortie était une catastrophe économique il y a 10 ans. Aujourd’hui, les leaks non maîtrisés sont plus rares". DJ Quik, rappeur et producteur émérité de la West Coast, en a fait les frais pendant qu’il collaborait avec 2Pac à la fin des années 90 : alors que l’album “All Eyez On Me” fuite à cause de son garde du corps, DJ Quik est à deux doigts de mourir dans une fusillade en allant chercher le coupable à son domicile. Une autre époque.

Depuis, l'industrie a fondamentalement changé, des mp3graphies, nous sommes passée-s aux bibliothèques et playlists sur Spotify, Deezer ou encore SoundCloud : "un .mp3 pourri à télécharger dans un fichier .zip n’a plus la même saveur que quand on a passé 10 ans bien à l’aise à écouter sa musique favorite sur la plateforme de streaming qu’on a choisi." Si on observe parfois des délais dans la sortie d'albums, des actions en justice et généralement pas mal de bruit sur les réseaux sociaux, les leaks ont un impact plus réduit que par le passé : "Dès lors, le leak peut faire partie intégrante d’une stratégie promotionnelle, ou il n’est pas un danger économique : les fans sont généralement au rendez-vous de la sortie conventionnelle."

Si elle reste encore prégnante dans le rap et ailleurs, la culture du leak a maintenant intégrée les deux camps, si bien que cultiver l’impatience de ses fans devient une stratégie marketing, un "outil créatif" selon Shkyd : "Kanye West diffusait souvent des leaks ou des démos de ses titres période “My Beautiful Dark Twisted Fantasy”, cela lui permettait de tester directement sur ses fans l’attente et l’impact de ses propositions." D'autres s'amusent à titiller leur communauté, comme Khali qui "solidifie constamment sa fan-base en leakant ses propres futures sorties tard la nuit dans des lives Instagram cryptiques, ou sur des pages SoundCloud cachées." Faire fuiter ses propres morceaux fait partie dans certains cas d’une stratégie de community management, visant à faire naitre des "super-fans qui deviennent des soutiens de première heure capables d’être de forts appuis économiques pour ces propositions de niche".